Le Télégramme 27/11/14 ; Massacre de Thiaroye, mensonge d’état ?

Le 1er décembre 1944, près de Dakar, l’armée française tirait sur des tirailleurs sénégalais. Ex-prisonniers de guerre, ils étaient partis de Morlaix (29). Leur seul tort : avoir réclamé leur solde. Soixante-dix ans après, une historienne lorientaise, Armelle Mabon, remet en cause la version et le bilan officiels de cet épisode occulté de la Seconde Guerre mondiale.

Morlaix, le 5 novembre 1944. À 6 h du matin, le Circassia, un navire britannique, appareille pour Dakar. À son bord 1.635 tirailleurs sénégalais. Anciens prisonniers de guerre, ils ont été récemment libérés par les Américains ou les FFI. Beaucoup sont montés à bord du bateau malgré eux, sans avoir obtenu leur solde de captivité. Après plusieurs escales, dont une à Casablanca (Maroc), ils mettent pied à terre à Dakar, le 21 novembre où ils sont consignés dans le camp de Thiaroye. Dix jours plus tard, le 1er décembre, à 9 h 30, après avoir réclamé en vain leur argent, les tirailleurs sont rassemblés sur une esplanade et là, c’est un véritable bain de sang : l’armée française ouvre le feu avec des automitrailleuses. Bilan officiel : 35 morts et 35 blessés.

Embarquement mouvementé : Faits prisonniers par l’armée allemande en juin 1940, ces tirailleurs sénégalais avaient été internés, en zone occupée, dans des Fronstalags, dont plusieurs aménagés en Bretagne. À leur libération, les autorités veulent les rapatrier le plus rapidement possible. Ils sont alors regroupés dans des centres de transit à Rennes, La Flèche (Sarthe), Granville (Manche)… Le 23 octobre, 1.950 ex-prisonniers sont ainsi rassemblés à Morlaix. Mais les choses ne se passent pas comme prévu. Avant de partir, les tirailleurs réclament leur dû. Normalement, les ex-prisonniers ont droit au quart de la somme au moment du départ et les trois-quarts à l’arrivée. Des avances sont versées à certains mais pas à tous, notamment pas à ceux qui viennent de Rennes. L’embarquement est mouvementé. 315 ex-prisonniers refusent de monter à bord du Circassia. Ce qui leur vaut d’être envoyés manu militari, le 11 novembre, dans un camp à Trévé (22), près de Loudéac. Mais cette désobéissance sauvera très probablement la vie d’un certain nombre d’entre eux.

Un faux document : Ce massacre de Thiaroye est l’une des pages les plus sombres de la Libération. Selon la version officielle, il s’agit d’une mutinerie matée par l’armée. Mais après plus de dix ans d’enquête, l’historienne lorientaise Armelle Mabon apporte des éléments qui la mettent sérieusement en doute. Les centaines d’archives qu’elle a consultées, les recoupements qu’elle a pu faire et les témoignages recueillis démentent la version officielle. Selon l’universitaire, il y a même mensonge d’État. Sur le nombre de victimes d’abord. À l’arrivée à Dakar, les chiffres officiels font état de la présence de 1.200 à 1.300 tirailleurs. Mais ce nombre ne correspond pas aux 1.600 que l’on trouve dans les archives datées d’avant le massacre. Il en manque donc plus de 300. Où sont-ils passés ? « Un document dit qu’à Casablanca, 400 soldats ont refusé de monter à bord mais il est contredit par un rapport de la justice militaire selon lequel, tout s’est bien passé ». Pour Armelle Mabon, le document de Casablanca est un faux. « Il y a eu un subterfuge pour cacher un nombre de morts bien plus important que les 35 annoncés ».

Massacre prémédité ? Toujours selon la version officielle, la répression de Thiaroye aurait été justifiée par une rébellion armée. Armelle Mabon en doute beaucoup. « Tout le travail balistique que nous avons mené permet de dire que les tirailleurs n’étaient pas armés ». En fait, tout aurait été fait pour faire croire à la thèse de la mutinerie alors que pour l’historienne, il s’agit d’un massacre prémédité. Armelle Mabon a, notamment, mis la main sur un télégramme du ministère de la Guerre datant du 16 novembre 1944 – alors que les tirailleurs sont encore en mer – qui dit que, dorénavant, les indigènes coloniaux de retour de captivité devront percevoir la totalité de leur rappel de solde avant l’embarquement. Télégramme confirmé par une circulaire du 4 décembre. Pour l’universitaire, cette circulaire « a été utilisée comme preuve d’une mutinerie qu’il fallait réprimer en rendant illégitime la réclamation des ex-prisonniers puisqu’officiellement, ils avaient perçu l’intégralité de leur solde avant l’embarquement ». Elle est aussi la preuve de leur spoliation.

EN COMPLÉMENT Une révision du procès peu probable Inculpés de rébellion armée, d’outrages à officiers et de désobéissance, 34 des « mutins » de Thiaroye seront jugés en 1945 par le tribunal militaire permanent de Dakar. Six d’entre eux seront condamnés à dix ans de prison, avec dégradation militaire. « C’était un procès complètement à charge », souligne Armelle Mabon. « Outre les nombreuses incohérences de l’acte d’accusation, on a voulu les faire passer pour des ennemis de la France en essayant de prouver qu’ils étaient à la solde des Allemands ». Une image qui colle mal au parcours de ces tirailleurs dont certains se sont échappés de leur camp pour rejoindre les FFI. C’est le cas, par exemple, d’Antoine Abibou qui s’est évadé du Frontstalag de Rennes, en 1943. Après avoir eu des contacts avec la Résistance, il a dû se cacher dans une famille morbihannaise. Il fera partie de ceux qui seront lourdement condamnés.

Amnistiés mais pas innocentés : En juin 1947, les condamnés seront libérés dans le cadre d’une loi d’amnistie. Une mesure de clémence qui avait été, notamment, sollicitée par un inspecteur du ministère des Colonies, Louis Mérat, devenu, en 1947, secrétaire général de la France d’Outre-mer. Mais amnistie ne veut pas dire reconnaissance de l’innocence de ces tirailleurs. Pour cela, il faudrait un procès en révision. C’est ce que va demander le fils d’Antoine Abibou qui sera présent au colloque « Massacres et répressions dans le monde colonial », organisé à l’UBS, à Lorient, à partir d’aujourd’hui. François Hollande, qui a promis de rendre au Sénégal les archives sur Thiaroye, devrait évoquer, le week-end prochain, à Dakar lors du Sommet de la francophonie, cet épisode tragique de notre histoire coloniale et militaire. Mais Armelle Mabon ne s’attend pas à une annonce de réparation. Au ministère de la Justice, où elle a été reçue, il lui a été dit « qu’un discours présidentiel suffira pour réhabiliter ces hommes ». Ce n’est évidemment pas ce qu’attendent les familles des « mutins ». « À la veille du 70e anniversaire, n’est-il pas temps de reconnaître ce massacre lié à une spoliation et de prendre les dispositions qui s’imposent », interroge Armelle Mabon pour qui « rester sur l’histoire officielle revient à relayer le mensonge ».

Trois jours de colloque : Une quarantaine d’intervenants sont attendus, à partir d’aujourd’hui et jusqu’à samedi soir, au colloque international qui se tient à l’Université de Bretagne-Sud, à Lorient, sur le thème : « Massacres et répressions dans le monde colonial. Archives et fictions au service de l’historiographie ou du discours officiel ? ». Parmi les participants figurent, notamment, Catherine Coquery-Vidrovitch, grande spécialiste de l’Afrique, et David Murphy, de l’université de Stirling au Royaume-Uni. Le programme peut être téléchargé sur le site de l’UBS (www.univ-ubs.fr). Colloque gratuit et ouvert au public, à l’UBS, faculté des Lettres, langues, sciences humaines et sociales, 4, rue Jean-Zay, amphithéâtre François Chappé, à Lorient.© Le Télégramme – Plus d’information sur http://www.letelegramme.fr/bretagne/massacre-de-thiaroye-mensonge-d-etat-27-11-2014-10439790.php