Blog Médiapart : 26/11/2014 : Thiaroye, 1er décembre 1944: pour solde de tout compte

Alors que des travaux « historiques » voudraient étouffer à nouveau le massacre des tirailleurs de Thiaroye, spoliés de leur solde puis tués pour l’avoir réclamée, l’historienne Armelle Mabon, à l’origine des principales découvertes sur l’injustice faite à ces soldats, en appelle au président de la République pour qu’enfin, soixante-dix ans après le 1er décembre 1944, la France leur rende justice.

En novembre 2013, je faisais part des récentes découvertes sur le massacre de Thiaroye. Depuis, d’autres documents retrouvés dans les archives ont permis d’affiner nos connaissances et le déroulement des faits, mais aussi de constater l’obstruction à la divulgation de la vérité orchestrée par quelques historiens.Capture_decran_2014-11-26_a_08.19.45
De la rébellion armée au massacre prémédité
Il est désormais éclairement établi que ces ex-prisonniers de guerre originaires de l’AOF ont été spoliés des rappels de soldes de captivité et, pour faire taire leurs revendications légitimes, les autorités ont décidé de les massacrer avec des automitrailleuses. Pour couvrir la spoliation, le ministère de la Guerre a fait croire, via une circulaire officielle, que ces hommes avaient perçu la totalité de leur solde avant l’embarquement en métropole. Pour camoufler le massacre prémédité, les officiers ont reçu ordre de rédiger leur rapport afin de laisser croire que les mutins étaient armés de mitraillettes et qu’ils avaient tiré les premiers, d’où la nécessité d’une riposte armée lourde. Les armes automatiques du service d’ordre ont tiré sur des hommes sans défense qui avaient réclamé leurs justes droits. Les autorités ont également diminué le nombre de victimes en trafiquant le chiffre de rapatriés débarqués à Dakar: il manque plus de 300 hommes entre le départ et l’arrivée.
Parmi les survivants, des meneurs ont été désignés pour être traduits devant la justice militaire avec pour acte d’accusation désobéissance, outrages, rébellion armée.
Pour certains, les condamnations ont été lourdes, jusqu’à 10 années de prison, avec dégradation militaire et interdiction de territoire pour un crime qu’ils n’avaient pas commis. L’amnistie dont ils ont bénéficié en 1946 et 1947 ne les innocente pas.
Devant un tel constat, quelle est la responsabilité de l’historien ? Doit-il se contenter d’écrire dans des revues scientifiques ? Au contraire, son devoir n’est-il pas d’alerter les plus hautes autorités et d’exiger d’elles la réhabilitation pleine et entière de ces tirailleurs ?
Le devoir d’alerte
Ayant travaillé comme assistante de service social avant de devenir historienne, j’ai appliqué ce qui m’a été enseigné, à savoir que j’étais déliée du secret professionnel si, dans le cadre de ma fonction, j’apprenais qu’une personne avait été condamnée à tort.
J’ai donc adressé en mai 2014 une synthèse de mes recherches au président de la République, au ministre de la Défense, au secrétaire d’État aux anciens combattants et à la mémoire ainsi qu’à la garde des Sceaux, ministre de la Justice. C’est en septembre 2014 que j’ai été reçue par le conseiller pour les discours, la mémoire, la culture et la recherche au cabinet de Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense qui, au vu de mon argumentaire, a reconnu le massacre en lieu et place d’une rébellion armée. Quant à la spoliation, elle n’est que trop évidente depuis qu’ont été retrouvés les circulaires et le télégramme mentionnant les droits de ce contingent.
S’il n’y a pas eu de rébellion armée, c’est donc que l’instruction a été menée à charge pour faire condamner ces ex-prisonniers de guerre pour un crime qu’ils n’avaient pas commis. S’ils ont été spoliés de leur rappel de solde, c’est qu’il n’y a pas eu désobéissance mais un mouvement de contestation légitime.
Le 10 octobre 2014, j’ai été reçue par le conseiller chargé des Affaires pénales du ministère de la Justice et, depuis, nous sommes nombreux à attendre la décision de la garde des Sceaux quant à la saisie de la commission de révision près la Cour de Cassation. Une pétition a été rédigée revendiquant la réhabilitation des hommes de Thiaroye.
Le devoir d’objectivité des historiens
Il a fallu plusieurs années et une certaine audace pour enfin se poser la question des sources possiblement mensongères. Pratiquement tous les historiens qui ont écrit sur Thiaroye, même sans avoir pu discerner les mensonges, ont fait état de la revendication des rappels de solde par les rapatriés, sauf Julien Fargettas, notamment dans son livre issu de sa thèse dirigée par Jean-Charles Jauffret, Les tirailleurs sénégalais. Les soldats noirs entre légendes et réalités, 1939-1945, publié chez Tallandier en 2012.
Le télégramme du 16 novembre 1944 est une des pièces majeures qui détermine la spoliation. Y sont mentionnées les dispositions qui s’appliquent à ce contingent pour le paiement des soldes de captivité : 1/4 avant l’embarquement et 3/4 à l’arrivée. Il est consigné dans le carton 9P32 au Service historique de la Défense. Or, Julien Fargettas a consulté ce carton mais ne traite aucunement de l’information sur les droits des rapatriés qui leur avaient été octroyés. Par ailleurs, il a étudié le rapport Siméoni daté du 12 décembre 1944, mais il omet de prendre en compte le passage qui indique que le « départ vers Bamako ne se fera qu’après les paiements de tous les gros rappels que les rapatriés demandent ». C’est une omission de faits incontestables (revendication et spoliation des rappels de solde). Et comment expliquer que dans une thèse sur un sujet aussi sensible que Thiaroye, aucune question ne soit posée sur les plus de 300 hommes manquants, alors que là encore le carton 9P61 contenant le chiffre donné par le ministère de la Guerre avec les 1 950 ex-prisonniers de guerre à embarquer a été consulté par cet historien (315 hommes ont refusé d’embarquer pour n’avoir pas perçu le quart de leur solde). Il ne s’agit pas de simples maladresses mais de négligences graves qui démontrent un mépris flagrant pour la vérité. Cet historien, qui n’a consulté – pour Thiaroye – que les archives du service historique de la Défense, a envoyé le 4 juillet 2014 une lettre ouverte au président de la République, avec copie à plusieurs ministres ainsi qu’aux présidents du Parlement et des commissions de défense, dénonçant « la partialité de mon travail, des conclusions hâtives et hasardeuses… » Il est évident que mes conclusions ne lui conviennent pas puisqu’elles détruisent sa thèse, remettent en cause sa méthodologie et dévoilent des intentions idéologiques censurables.
Dans le traitement historiographique et archivistique sur Thiaroye, outre les omissions, nous pouvons déceler également des inventions de faits. Ainsi, Eric Deroo relate t-il que « dans la nuit du 1er décembre [1944], un mouvement de tirailleurs vers l’armurerie du camp affole les autorités militaires qui entendent les premiers tirs et décident de mettre en œuvre une démonstration de force vers 9h30 » (1). De même, dans l’ouvrage coécrit avec Antoine Champeaux, il indique à propos des soldes et indemnités que « l’administration prétend fixer un taux unique pour tous. Une mutinerie éclate alors […] » (2). Aucun rapport des officiers consultable dans les différents dépôts d’archives ne mentionne de tels faits. Il faut souligner également qu’après avoir donné le chiffre officiel de 1280 rapatriés au départ de Morlaix, ces historiens ne se posent pas la question cruciale des quelque 300 rapatriés manquants dans les décomptes. A moins qu’ils aient été les seuls à pouvoir consulter des archives cachées – et dans ce cas, il faut qu’ils dévoilent leurs sources – on ne peut que conclure au mensonge et à l’invention pour nuire à la recherche de la vérité.
La responsabilité de ces chercheurs est engagée au regard du devoir d’objectivité attendu de tout historien. Il se s’agit ici ni d’une controverse scientifique, ni d’une polémique, ni d’une querelle entre historiens. Une jurisprudence existe pour les situations d’omission volontaire dénaturant les faits (3). La mémoire des hommes de Thiaroye ne mérite-t-elle pas que ces comportements soient pour le moins qualifiés? Un historien se doit de respecter une déontologie que la communauté doit également défendre. Il en va de notre légitimité vis-à-vis de ceux qui attendent un éclairage sincère.
Fin novembre 2014, à l’occasion du 70ème anniversaire, une partie des archives numérisées sur Thiaroye qui contiennent tant de mensonges vont être solennellement remises par le président de la République François Hollande au Sénégal et montrées à Dakar lors de l’exposition mise en place par le ministère de la Défense. Dans le même temps, à l’Université de Bretagne Sud Lorient est organisé un colloque avec accès libre et gratuit : « Massacres et répressions dans le monde colonial : archives et fictions au service de l’historiographie ou du discours officiel ? »
Le président de la République peut-il faire autrement que de reconnaître officiellement le massacre, la spoliation, l’instruction à charge et les compromissions ?

(1) A. Niang-Diéne & S. Thiéblemont-Dollet, « Penser les relations entre fictions et témoignages autour du camp de Thiaroye. Une reconstruction d’un épisode de l’histoire coloniale française », Témoigner, entre histoire et mémoire, 106, 2010, p. 100.
(2) A. Champeaux, E. Deroo, La Force noire. Gloire et infortune d’une légende coloniale, Paris, Éditions Tallandier, 2006, p. 201.
(3) C. Vivant, L’historien saisi par le droit, Contribution à l’étude des droits de l’histoire, Paris, Dalloz, 2007.

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